L'autrice Montserrat Roig est une figure de proue de la littérature catalane, féministe et engagée. Si elle a une influence majeure en Espagne, plus particulièrement sur les lettres catalanes, son oeuvre reste inédite en France. Le Temps des cerises raconte le retour au pays de Natàlia Miralpeix en 1974 après des années en Angleterre, c'est l'histoire d'un retour, d'une famille et d'un pays.
Natàlia Miralpeix retourne vivre à Barcelone après son exil pendant la guerre. Lorsqu'elle revient, elle doit se réadapter à cette ville qu'elle a quitté il y a douze ans, qu'elle a fui pour s'extraire de sa condition mais aussi pour quitter sa famille, celle qu'elle retrouve après ces longues années. Dans ce long roman, on suit ce retour par les biographies des personnages emblématiques de la famille Miralpeix.
Portrait d'une famille
Dans la famille Miralpeix, il y a Joan le père, puis Patricia la tante, Lluis le frère et sa femme Silvia ainsi que leur fils, puis tous les fantômes qui gravitent autour de cette famille comme la mère Judit. Cette galaxie de personnages vit autant dans les souvenirs de Natàlia que dans ce qu'elle va redécouvrir. Là où Montserrat Roig est virtuose, c'est dans la forme qu'elle donne à son roman, elle glisse d'une époque à une autre, celle contemporaine à la narration puis à des époques antérieures. Elle retrace la vie de la famille à l'instar d'une saga familiale.
De la jeunesse du père Joan aujourd'hui disparu sans que Natàlia sache pourquoi et son rapport à la sexualité autant qu'à la politique du pays, de ces combats politiques anarchistes ou catholiques, le père représente cette Espagne morcelée comme un miroir de la population. Chaque personnage est un reflet de la société catalane, les femmes cantonnées aux intérieurs, les hommes combattants ou combatifs.
La ville de Barcelone fait entièrement partie du récit de Montserrat Roig, elle se lit entre les lignes, les rues s'entremèlent avec la vie des protagonistes, une belle façon pour la narratrice comme pour le lecteur de (re)découvrir la ville.
"Les bruits avaient changés. Barcelone était devenue bruyante, mais cela ne venait pas comme dans n'importe quelle ville des voitures et des passants, c'était différent. (..) Natàlia entendait autre chose, comme si la ville hurlait, elle hurle pour ne pas s'entendre. (..) Barcelone était un immense cadavre eventré."
Portrait de femmes
Avant tout, c'est un portrait poignant de femmes libres et engagées que livre Montserrat Roig ici. Le début du roman s'ouvre sur le parcours de Natàlia et les raisons qui l'ont poussée à quitter un pays et une famille qui la contraignaient à devenir une épouse fidèle et modèle. Un modèle de femme qu'elle rejette, la poussant à trainer dans les manifestations étudiantes, à cotoyer anarchistes et républicains. Elle qui s'amourache autant de liberté que du mauvais garçon, elle trace sa route qui n'est pas celle que son père aurait voulu.
Montserrat Roig aborde le féminisme à travers la figure de Natàlia par son émancipation mais aussi à travers la figure de Patricia, femme soumise à un mari poète de renommée nationale à qui elle voue sa vie, qui l'enferme dans un intérieur vieillissant. Après la mort de celui-ci, elle retrouve sa liberté, dans des cercles de femmes où elle libère la parole et les moeurs, puis en devenant une mécène des arts catalans.
"Esteve composa un long poème en décasyllabes, Patricia en fut tout émue. La nuit venue elle endossa la chemise de mariée ancestrale. Elle se changea dans la pièce attenante et apparut les yeux baissés dans la chemise qui lui arrivait aux pieds, toute nue à l'intérieur."
Le dernier portrait de femme remarquable de ce roman est celui de la bonne de la famille Miralpeix, Encarna qui observe tout, avec son regard critique sur le traitement réservé à Natàlia et sur celui de la mère de famille Judit, morte prématurément. Elle livre son point de vue sur les moeurs et les coutumes de cette famille, en prenant ses distances.
Le Temps des cerises est un fabuleux roman sur Barcelone et ses habitants, un puissant portrait de femmes avant-gardistes. Montserrat Roig s'affranchit des codes littéraires en livrant un roman en prose libre, presque sans ponctuation, une grande fresque littéraire sur la société catalane.
"Le Temps des cerises" de Montserrat Roig, traduit par Marc Audi, 240 p. 20€